Lucile Bally
Ses rapprochements d’images et de matières questionnent notre rapport au monde tel qu’il et déterminé pour chacun, par notre histoire personnelle, mais ils donnent également un visage et une voix aux oubliés du visible. La série la plus emblématique à ce sujet est celle consacrée aux « gueules cassées » de la Grande Guerre dont les représentations incomplètes, ou raturées, s’ouvrent comme un moment d’effroi. Mais elle fouille également le présent par le biais des portraits ; les non-dits de l’identité familiale et sociale sont au cœur de ses préoccupations. Les albums de famille, les archives ouvrières et les anciennes revues deviennent ainsi une source constante d’apparitions et de métamorphoses, pas seulement d’inspiration. Le motif de la nounou africaine souligne la place de l’enfance dans la quête de chacun. L’intervention de l’artiste sur les supports est souvent déterminante pour amorcer un rapport intime entre l’image et le medium choisi. Par le choix des fonds et par leur transformation, les toiles deviennent la peau d’un récit et les objets deviennent la chair d’un processus d’authentification, en portant les stigmates de l’artiste.Soumis aux aléas de leurs origines et de leur fabrication, ses peintures, sculptures et dessins dévoilent des visions qui renvoient à une pensée confrontée à des choix fondamentaux.
Artiste singulière, décalée, hors case, un peu art brut, un peu art figuratif, un peu art psy ; le travail de Lucile Bally s’inscrit dans notre époque par la force d’une vision qui confère à chaque élément de son œuvre la capacité à nous arracher au confort des images lisses. Cette œuvre originale attend d’être dévoilée, découverte et explorée.Il s’agit en effet d’un processus de création protéiforme dont l’artiste se plaisait à réunir les apparitions par des installations, dans lesquelles les fils et les suspensions suggèrent l’ineffable des rapports entre les êtres et les choses. Ses jeux de mots, ses carnets et ses dessins témoignent également d’une quête, souvent mystérieuse, mais méticuleuse, au cœur de signes, des phrases et de représentations. Son investigation des simulacres a consisté, dans une large mesure, à dénoncer les mensonges et les masques, en recourant à des allégories et à des transmutations qui ouvrent vers de nouveaux espaces, vers de nouvelles formes plus à l’unisson de notre vie intérieure.
Les portraits peints sur des fragments de plexiglass soulignent la transmutabilité des images issues de la mémoire. Ces peintures explorent le rapport entre l’image et sa représentation ; les clichés renaissent comme des sténopés qui font resurgir des scènes du passé. La mémoire devient ainsi une matière qui s’imprime sur une surface avec ses failles, ses troubles, ses manques et ses flous, tout comme le photon, passant par le trou du sténopé, erre dans la chambre noire avant de se fixer grossièrement. De manière plus générale l’œil et la sensibilité de l’artiste nous invitent à regarder ces fragments comme des images sauvées de la perte, en soulignant la fragilité des moments saisis. Les photographies reproduites sur les grands plexiglass révèlent le quotidien des ouvriers de l’usine de viscose et témoignent d’un processus global de recyclage, où le processus de tissage prend une valeur métaphorique, si l’on songe à l’usage constant des fils dans l’œuvre de l’artiste.
Les micro-sculptures de Lucile Bally sont non seulement des formes dotées d’un rayonnement particulier, mais sont souvent intégrées dans des installations. Certaines de ces installations sont fondatrices d’une mythologie. Toutes ces représentations sont nourries de citations et d’investigations d’œuvres qui ont marqué les dernières décennies. L’unité de son travail repose sur des courants d’inspirations, sur une pensée et une réflexion, à travers une inscription revendiquée dans un contexte esthétique contemporain minutieusement scruté. La figure tutélaire de Louise Bourgeois pourrait être considérée comme un signe d’allégeance à une manière de faire, mais elle ne saurait cacher l’influence de Beuys, ni les diverses manières de projeter l’image photographique, qui tient notamment compte des recherches de Bill Viola. Des figures de penseurs et de philosophes font aussi partie du panthéon imagier de Lucile Bally ; les portraits de Freud et de Lacan font partie de ces portraits.
Les matériaux utilisés sont choisis pour une raison et ont un statut, ils sont souvent rejetés comme l’est la voix des oubliés. Ils nous mettent en présence d’une détermination supplémentaire qui ancre les créations de l’artiste dans une histoire, celle-ci rappelle quelquefois les cabinets de curiosité, mais elle nous montre surtout un univers entièrement issu de sa vision esthétique et d’une pratique qui révèle sa capacité à modifier notre regard sur les choses par le sortilège de l’art. Les tableaux et les objets de l’artiste entrent ainsi en résonnance avec nos propres émotions dont ces créations ne peuvent pas être séparées, comme on ne saurait abstraire de ses peintures l’évocation de son enfance et sa nounou camerounaise.
Claude KLEIN